dimanche 22 juin 2008

Frédérick Lemarchand: Petites mythologies de Tchernobyl

Petites mythologies de Tchernobyl


par Frédérick Lemarchand




Voilà dix ans j’ai rencontré Tchernobyl. La formule peut paraître curieuse, que l’on puisse parler de Tchernobyl comme d’une personne, comme d’un sujet, alors qu’un chercheur construit d’ordinaire un objet. Quelque chose s’est inversé, avec cette catastrophe, dans la perspective qui oppose traditionnellement le sujet observateur et l’objet : là, c’est l’objet qui nous regarde et nous qui sommes réifiés, pétrifiés, impuissants. Peut-être est-ce lié au fait que Tchernobyl est une catastrophe qui habite déjà notre futur, qui colonise notre avenir. Peut-être est-ce encore dû à ce que nous n’avons ni expérience, ni référence, ni même les mots pour l’appréhender. La contamination planétaire et presque éternelle nous a jeté hors de nos limites en jetant le mal hors de nos frontières géographiques et temporelles. Et pourtant, au-delà des quantités de rapports factuels, plus ou moins factices, des millions de données et d’informations accumulées sur les plans radiologique et biologique, la culture ne peut rester indifférente au surgissement d’une telle nouveauté, car il s’agit bien d’un nouveau monde en gestation. L’ancien Nouveau monde, dont la conquête fut marquée par l’expédition de Christoph Colomb à travers l’Océan, cède désormais sa place au « nouveau Nouveau monde », non plus placé sous le signe de l’expansion, mais de la régression. Tchernobyl restera sans doute l’événement à caractère catastrophique par lequel le Progrès industriel et technologique est devenu Régrès, et certainement regret. Que savons-nous de Tchernobyl ? Quelle images, quelle connaissance avons-nous produit ?


Pour avoir étroitement conseillé le tournage du documentaire La vie contaminée, exclusivement tourné vers l’exploration des conditions de vie des habitants de plusieurs régions du Belarus, réalisé plusieurs mois d’enquêtes dans la zone contaminée, puis ayant été responsable scientifique de l’exposition internationale Une histoire de Tchernobyl au Centre de Culture Contemporaine de Barcelone en 2006, j’ai progressivement acquis la certitude que tout n’avait pas été dit sur Tchernobyl, ou plutôt qu’il manquait encore un angle d’approche à la catastrophe, un regard qui nous la rendrait non plus monstrueuse et étrangère à notre monde, mais au contraire qui nous la rendrait familière, plus proche. C’est que la catastrophe nucléaire, si elle élargit l’espace du désastre pour l’étendre jusqu’aux aux limites du monde habitable et des horizons temporels dans lesquels nous nous projetons, réduit du même coup l’espace de notre imagination dans la mesure où elle place notre culture – nos connaissances, notre langage, nos habitudes et nos systèmes de représentation – dans une impasse, ou du moins face à une étrangeté telle qu’il nous est impossible d’y accéder, de la filmer, de la voir directement. Plus la catastrophe est réelle, moins elle est imaginable, moins elle se laisse imaginer. Le premier philosophe de l’Age atomique, qui fut longtemps oublié bien qu’étant sans doute le premier véritable penseur des conséquences anthropologiques de la révolution technique, Günther Anders, écrivait en 1947 cette phrase essentielle : « Nous ne sommes plus, en imagination et en sentiment, à la hauteur de ce que nous faisons ». Or, Tchernobyl, comme la méduse, ne se laisse regarder en face ; on ne peut la fixer dans les yeux ou trop la côtoyer sans en mourir. Il ne s’agit pas là que d’une image : tous les premiers témoins sont morts, pompiers, photographes, techniciens… et les autres ne sont que des morts en sursis. Il nous faut donc l’aborder de biais, indirectement, par le détour, par la métaphore. C’est en ce sens qu’il est raisonnable de penser que la culture, au sens des pratiques sociales ordinaires, pourrait malgré tout, malgré notre imaginaire catastrophique en panne, tenter de s’élever à la hauteur de ce que nous avons produit.

Qu’est-ce ce que Tchernobyl a produit dans la culture, dans les attitudes, les pratiques, les croyances et les représentations ? Il erste posible, pour apporter un début de réponse à cette question, d’analyser les processus de métaphorisation de la catastrophe que nous ne pouvons – voulons – aborder de front. Par conséquent, le présent travail, projet pour un futur ouvrage, sera centré sur le langage, pas celui que nous élaborons consciemment par la parole, mais plutôt la sémiologie des mythes de Tchernobyl, des petites histoires et des lieux à haute valeur symbolique attachés à la mémoire du désastre. Il s’agit là du langage de signes, des objets, des récits que nous élaborons collectivement sans en avoir nécessairement conscience. Ce n’est donc pas un hasard si le point de départ de ce projet fut lié à la relecture du texte de Rolland Barthe intitulé Mythologies qui ouvrit la voie à ce type d’interprétation.

A Tchernobyl comme ailleurs, il n’est pas rare que l’on se serve d’une réalité pour parler d’une autre, d’une image pour en évoquer une autre. C’est ainsi qu’en ex-URSS on parle volontiers de Tchernobyl pour parler de la fin du système soviétique. Mais la véritable catastrophe dont il est question ici est plutôt une sorte de suicide écologique de l’espèce humaine. Tchernobyl ne constituerait alors, pour l’humanité, qu’une entrée possible, celle de la catastrophe technologique majeure, pour penser notre nouveau rapport au monde. C’est bien l’esprit dans lequel j’envisage de réaliser une exploration filmique de cette réalité, soucieux de ne pas soustraire Tchernobyl au contexte technologique et prométhéen mondial qui l’a vu naître, de ne pas l’enfermer dans une pseudo-singularité historique et géographique comme on a tenté de le faire en tentant d’en faire une catastrophe soviétique. Ce que dévoile Tchernobyl, c’est qu’un rapport inédit à une nouvelle nature, la techno-nature contaminée, et à la technique comme altérité radicale, comme référent de l’humanité, a fait son apparition. Comme on semble en prendre conscience l’avenir possible pour l’humanité ne tient probablement pas tant dans un surcroît de technique que dans la possibilité que nous aurons de préserver ou non une culture authentiquement humaine. C’est donc dans la production de nos mythes et rites contemporains, post-catastrophiques, que je propose d‘aller chercher des signes de la catastrophe dans l’espoir qu’elle aura peut-être quelque chose à nous dire, voire quelque enseignement à nous livrer pour la conduite des affaires humaines. Voici donc, en référence à l’abécédaire de Gilles Deleuze, une esquisse des Petites Mythologies de Tchernobyl.




Abécédaire (provisoire)



Nuage


Tandis qu’un nuage radioactif contaminait à tout jamais les plus beaux paysages des Alpes, du Jura, de la Corse, les autorités françaises annonçait calmement au début du mois de mai 1986, « Le nuage s’est arrêté aux frontières » Personne n’avait remarqué que les nues avaient porté en ce début de printemps leur poison mortel venu de l’est, personne n’avait remarqué que quelque chose avait changé, avait changé pour toujours, et avec, la couleur des nuages. A l’abri derrière notre Ligne Maginot nous pensions encore à ces temps pourtant pas si anciens où les frontières nous protégeaient des autres, où les montagnes nous protégeaient des intempéries, où notre corps même pouvait encore nous servir d’abri. Mais pourquoi avons-nous baptisé « nuage » une émanation gazeuse radioactive constituée, non de vapeur d’eau, mais de tout ce qu’un réacteur nucléaire peut produire d’isotopes radioactifs. Il paraît même qu’y figurait tout le tableau de Mendeleïev des éléments chimiques. Peut être avons-nous simplement appelée cette chose « nuage » parce que notre langue était ce jour là devenue incapable de suivre le rythme des progrès de la science ? Et il ne nous restait que ce sentiment de vulnérabilité, de fragilité et d’impuissance face à la contamination tombée du ciel, comme il ne nous restait, face au mensonge des autorités et de l’Etat, que la colère et le ressentiment.


Quel temps fait-il à Tchernobyl ? Le bulletin météorologique aurait-il pris ce matin un sens nouveau, ce qu’aucune des générations qui nous ont précédé n’aurait même pu imaginer. La catastrophe nucléaire n’était-elle qu’une affaire de temps ? Il est vrai que la contamination se fixa dans le sol au gré des vents et des pluies qui agitaient le ciel de l’Europe. A l’ouest, on regardait passer ce nuage grâce aux satellites d’observation météorologique. Nous ne voyions de ce nuage au dessus de nos têtes que cette série de photos vues du ciel montrant la dispersion de la fumée mortelle après l’accident. Pendant ce temps, autour de la centrale, on se disait : « Quelque chose d’anormal est en train de se passer », « le ciel est orange, les flaques d’eau aussi, et nous avons un goût amer dans la bouche et un léger picotement au fond de la gorge ».

Le nuage de Tchernobyl, qui s’est « arrêté à la frontière », ne serait-il pas un mythe nous permettant d’accéder à la dimension inaugurale de l’accident nucléaire ? Tout en nous éloignant des causes humaines de l’accident dont il ne nous rend en rien responsables, n’avait-il pas pour but de nous signifier et de nous révéler la porosité des frontières géographiques et politiques derrières lesquelles nous pouvions imaginer nous tenir à l’abri. Non plus la fiction de l’Apocalypse nucléaire telle que nous l’avions imaginée durant la guerre froide, mais par le passage d’un banal nuage au dessus de nos têtes, très haut et très loin dans le ciel. Mais comme toute mythologie, le nuage de Tchernobyl correspond aussi à une réalité bien tangible, celle de la pluie qui a fixé la contamination. Car ce sont bien des nuages d’eau qui ont dessiné en mai 1986 la nouvelle géographie du désastre.

Il est curieux de remarquer qu’il existe en russe deux mots pour désigner les nuages : l’un désigne les nuages noirs placés sous le signe de la menace, l’autre les nuages blancs correspondants à l’esthétique des nues telles qu’elles parsèment les ciels de la peinture renaissante. Le « nuage » de Tchernobyl est, en russe, placé sous les auspices de la menace. On se sert alors des nuages noirs pour parler des nuages blancs. Peut-être est-ce parce qu’il nous est impossible de concevoir la belle nature directement comme une menace. Le nuage de Tchernobyl était-il blanc ou noir ? Pourrons-nous encore regarder les nuages ?


Sarcophage

Sarcophagos désigne en grec la pierre qui mange les chairs, la chair des morts. On pourra s’étonner de cette référence à l’Antiquité et au sacré. Le sarcophage désigne la pierre tombale qui est sensée, en coupant le mort du monde des vivants, mettre ces derniers à l’abri d’une possible contamination, non pas tant physique d’ailleurs, que symbolique. Mais qu’est-ce que le sacré sinon la séparation de l’espace profane. Il est aussi vieux que l’humanité, que l’époque où les hommes durent affronter des questions métaphysiques, les catastrophes, le temps, la mort. Ainsi, face à la crainte de la puissance infinie qui fut longtemps celle des Dieux, seul le mythe permit d’approcher ce que l’on ne pouvait saisir frontalement.

Ainsi le « sarcophage » de Tchernobyl ne fut au départ qu’un mot lancé par un journaliste, à défaut probablement d’en avoir pu trouver un autre pour désigner la structure de béton qui devait recouvrir le cœur du réacteur accidenté encore chaud, ce cœur battant de sa vie radioactive que l’on ne sait arrêter. Il fallu bien aux hommes de Tchernobyl instaurer une limite entre le danger et le monde, entre le dedans et le dehors, entre le visible et l’invisible. La robe de béton dont on recouvrit l’indicible monstre sacré allait donc produire du caché, et peut-être même du désir. Sa fonction principale est sans nul doute de contenir pratiquement le mal invisible constitué par les restes fondus du réacteur et du combustible, mais il permet également la dissimulation du cœur ouvert, de ce qui n’aurait jamais dû s’exposer au regard.

Nous ressemblons aux premiers anatomistes qui ouvraient la voie au regard vers le lieu interdit de l’intérieur du corps humain. Il ne restait plus aux hommes de Tchernobyl qu’à sacraliser ce qui a été révélé, désenchanté, le tabou brisé, l’objet de la profanation : on a pu, la nuit du 26 avril 1986, observer pour la première fois à ciel ouvert l’intérieur du « cœur » radioactif laissant échapper la fameuse « luminescence de Wagner » rose framboise qui s’élevait dans la nuit au dessus du réacteur disloqué. Le tabou était brisé. Qu’est ce qu’un tabou sinon un acte prohibé vers lequel l’inconscient est poussé par une tendance irrésistible ? L’expérimentation qui a conduit à la destruction du réacteur aurait en ce sens réussi, elle est parvenue à briser les chaînes de la raison pour atteindre le stade suprême de la réalisation d’un profond désir de catastrophe.


Le sarcophage de Tchernobyl sert aussi, par le secret qu’il renferme, à désigner autre chose encore, de l’ordre de l’inédit radical que recèle la première catastrophe nucléaire civile. Il renferme la mémoire sacrée des premiers soldats du feu nucléaire, tous brûlés par les radiations extrêmes et morts dans d’atroces souffrances. Pompiers volontaires envoyés éteindre un banal feu d’usine, puis robots humains utilisés quelques minutes sur le toit de la centrale pour déblayer les gravats qu’aucune machine ne pouvait extraire, enfin travailleurs mobilisés par centaine de milliers pour effectuer les travaux de « liquidation » des conséquence de l’accident dans les villages et les villes contaminés, les liquidateurs apparaissent désormais comme population sacrifiée sur l’autel du Dieu atomique. Que reste-t-il de ce million d’hommes et de femmes ? Nous n’en savons rien.

La ressemblance du sarcophage avec l’architecture sacrée des cathédrales est frappante ; élévation monumentale ; élancement de lourds contreforts ; et cette cheminée tendue vers le ciel tel un clocher.


Mais cette proximité de forme n’est pas la seule explication de cette référence au sacré. N’est-ce pas aussi le caractère invisible de la radioactivité qui évoquerait une puissance magique ou divine ? N’est-ce pas l’ampleur de la catastrophe dépassant le cadre de l’expérience humaine qui en ferait un événement indicible et irreprésentable ? Ou est-ce son caractère horrifiant qui nécessiterait un voile de silence et de mensonge pour nous en protéger ? Recouvrant et dévoilant un mal absolu, le sarcophage de Tchernobyl nous apparaît comme une sorte d’icône post-moderne d’après l’effondrement du projet technique, où le rayonnement de la matière se substitue à la radiance divine. Crépuscule des idoles technoscientifiques, Tchernobyl constitue pour nous la première catastrophe sans événement, sauf peut-être le moment inaugural de l’accident dont la mémoire est scellée dans le sarcophage.



Pripyat

Qui a remarqué le déplacement de la statue de Prométhée de la place publique de Pripyat, la ville des travailleurs de la centrale, vers les décombres de la centrale où son stockés les déchets ? Pripyat, ville aujourd’hui fantomatique et déserte, hébergeait naguère plusieurs dizaines de milliers de travailleurs du nucléaire et leurs familles. Première ville évacuée, elle renferme sa mémoire dans une ruine d’un type nouveau, celle de notre civilisation du progrès et du développement. De quoi nous parle cette ville ? Non pas du lieu, secret et étrange, de l’installation industrielle, mais celui de la ville, de la vie quotidienne, des lieux que nous connaissons, de ces lieux familiers que l’on trouve dans toutes les villes du monde.


La nature pousse désormais ses racines dans le béton, étend ses tentacules à travers les murs et les toitures, accroche ses lianes aux éclairages publics ou aux façades des immeubles. Tout se craquelle, se fendille, de désagrège, s’effrite. Les couleurs se font plus ternes, les matières se vident peu à peu de leur substance, tout s’y recouvre lentement d’une couche de mousse humide et sombre. Tel un cadavre en décomposition, la ville attend, silencieuse et froide, le jour où il ne restera qu’une ultime trace de son existence. Tout y obéit à la loi implacable du temps. Des immeubles entiers accrochent encore leurs grandes carcasses, en attendant l’effondrement. On les appelaient jadis centre culturel, piscine olympique, école des grands, cinéma, hôpital,… Comme des crânes vides dans lesquels soufflent le vent d’hiver, ils nous regardent, exorbités, montrant le dernier visage de ce qui fut autrefois l’expression de la fierté et de l’arrogance d’un système.


Depuis l’évacuation qui eu lieu quelques jours après l’explosion fatale, le temps est resté figé dans une temporalité de la lente décomposition, et la ville nous apparaît désormais comme l’un des seuls lieux de mémoire de l’accident.


Contrairement aux territoires contaminées qui demeurent plus ou moins habités et où le travail du temps ouvre des perspectives inquiétantes et incertaines, sans jamais donner de point de repère sur l’origine du mal, sur le temps de l’accident, le moment où tout à basculé. Pripyat apparaît, avec le temps, comme le seul monument de ce qui reste de Tchernobyl comme projet d’avenir radieux. Pripyat incarne les traces et les restes des promesses d’avenir contenues dans le projet nucléaire en tant que mythe, en tant que discours fondateur pour une nouvelle civilisation. Mais ce qui nous saisi et nous laisse sans voie à Pripyat, c’est que la ruine qui s’étend devant nous et nous regarde est celle de notre propre civilisation, celle d’une ville nouvelle des années quatre-vingt comme on en a construit partout dans le monde.

Qui pourra s’empêcher, face à cette cité perdue livrée à une nature conquérante, de penser aux cités mythiques englouties, aux ruines aztèques et à leurs mystères, aux Atlantide et à leur puissance d’évocation ? Plus près de nous, les images de Pripyat se confondent avec celles de Pompéi, figée en une nuit de l’an 79, en plein apogée de l’Empire romain, sous un amas de cendres brûlantes. Celles qui ont figée Pripyat, à l’apogée de l’Age atomique, une nuit de l’an 1986, étaient radioactives et le volcan était une œuvre humaine en béton. Deux villes, deux mythes, mais un même sentiment catastrophique s’empare du visiteur : l’idée de l’effondrement d’une civilisation glorieuse et victorieuse. Autant Pompéi est minérale et semble figée pour l’éternité, autant Pripyat est végétalisée et fragile, promise à une disparition rapide. On parle de vingt ans.


On ne peut toutefois penser à Pripyat sans évoquer la ville de la catastrophe moderne. A bien considérer la modernité, c’est une autre catastrophe qui avait, au XVIIIème siècle, mobilisé les esprits : le tremblement de terre de Lisbonne de 1755, dont nous avons perdu le sens aujourd’hui. Incomprise en tant que châtiment divin, cette catastrophe avait entraîné avec elle la révision de la doctrine de l’optimisme de Leibniz selon laquelle Dieu avait créé le meilleur des mondes possibles, en ébranlant au passage les repères théologiques de l’époque. Ce bouleversement des repères allait précipiter l’émergence de la modernité qui trouvait là son sens dans une réflexion sur une catastrophe naturelle. On se demandait en effet comment Dieu avait-il pu désirer la destruction d’une ville phare de la culture chrétienne occidentale et d’où était partie la conquête de l’Amérique. De ce bouleversement des horizons de la pensée, il avait émergé la question du sens. Un étrange parallèle se dessine entre Lisbonne et Tchernobyl. La question du XVIIIème était de savoir comment concevoir le mal une fois privés de références divines. Aujourd’hui, après l’irruption de formes nouvelles et impensables du mal, n’est-on pas en face de la même difficulté ? Mais notre seule expérience contemporaine est aussi celle de l’effondrement de l’expérience et de la mémoire.

Si nous le voulons, nous pouvons toujours tourner notre regard vers ces restes que nous avons laissés derrière nous dans cette folle accélération. Nous pouvons interroger le champ de ruine du progrès : communautés paysannes désoeuvrées, territoires durablement contaminés, cultures devenues obsolètes. Il semblerait que Tchernobyl ait ébranlé nos dernières certitudes quant aux promesses de la technique, et que Pripyat soit probablement le lieu de cet effondrement.



Liquidateurs

Tchernobyl est un accident de la puissance, un accident soviétique, tout comme fut soviétique le traitement de ses conséquences immédiates. Le million d’hommes et de femmes qui furent envoyés dans la fournaise atomique nettoyer, déblayer la centrale accidentée, creuser des galeries sous le réacteur, ensevelir les villages contaminés et évacuer les populations menacées est un sacrifice des temps modernes, un de plus dans la tragique histoire du XXème siècle. La seconde guerre mondiale fit à elle seule 21 millions de morts en Union soviétique et c’est du vocabulaire de cette période hautement mythifiée de la « Grande guerre patriotique » que le mot liquidateur tire son sens. Les « liquidateurs » étaient ces hommes chargés du nettoyage des poches de résistance nazi sur le front russe.

Les liquidateurs de Tchernobyl seraient-ils les derniers héros soviétiques dont on saluera éternellement le courage et la bravoure ? Quel sorte de courage fallait-il pour affronter un ennemi dont on ne connaissait rien ou pas grand-chose ? Un ennemi invisible et étrangement immatériel, presque irréel. Vous disposez d’une minute, disait-on à ces jeunes pères de familles qui allaient brûler leur vie en quelques secondes pour avoir tenu dans leur main un bloc de graphite radioactif. Grimper, courir, saisir, jeter, revenir le plus vite possible… combien de fois cette ronde incessante a-t-elle été rejouée pour déblayer les centaines de tonnes de gravas qui jonchaient le toit du réacteur détruit ? Combien de vies détruites, réduites, combien de corps brûlés, mutilés, cancérisés aura-t-il fallu offrir en sacrifice pour que l’histoire libératrice permette au peuple de recouvrer la liberté ?

Que sont désormais pour nous ces héros inconnus dont les corps pourrissent silencieusement dans les cités oubliées de l’ex-URSS ? Comment honorer et comment rendre gloire à ces hommes qui ont donné leur vie maintenant que le système qui les avaient érigés en héros a disparu ?


Ceux qui reconnaissent volontiers avoir donné leur santé, quand ce n’est pas leur vie, pour préserver l’intégrité physique de la Patrie croupissent aujourd’hui silencieusement par centaines de milliers, en attente d’un hypothétique retour de l’histoire. Héros oubliés d’une histoire achevée, les liquidateurs de Tchernobyl ont aussi réalisé une expérience inédite en devenant les premiers travailleurs jetables de l’industrie, à l’instar des machines qui pourrissent lentement dans de vastes cimetières radioactifs parce qu’elles ne pouvaient servir qu’une seule fois. Ainsi ceux qui ont cru un temps s’inscrire dans le prolongement historique de leurs aînés héros libérateurs de la Seconde guerre mondiale, ceux-là même qui plantèrent le drapeau soviétique sur le Reichtag, sont en réalité devenus les premiers robots humains dans l’histoire des sociétés du travail. Ils rejoignent en silence l’enclos des machines usagées que l’on stocke dans la zone interdite, elles aussi rendues prématurément obsolètes par le seul fait d’avoir été exposées à la contamination nucléaire.

En dépit des tentatives d’historicisation officielles, des commémorations et des musée de Tchernobyl qui fleurissent un peu partout, les vaincus de la catastrophe nucléaire éprouvent, comme les survivants d’Hiroshima, un sentiment de culpabilité parce qu’il sont simplement encore en vie.

Mais cette spiritualisation n’est-elle pas propre à la dimension sacrificielle de la manière dont les autorités soviétiques ont décidé de régler les conséquences de l’accident ? L’expérience des liquidateurs a partie liée avec la notion de sacré. Ce qu’ils vécurent n’a rien de commun avec le cours habituel et profane de l'existence. Dans l'érotisme comme dans le sacrifice, écrivait Georges Bataille, l'homme obéit simultanément à un mouvement ascendant qui le met en rapport avec un ordre supérieur et à un mouvement descendant qui le met en rapport avec un ordre inférieur, la souillure, le sang, l’atome, l'amour et la mort matérialisée en décomposition. Ainsi notre exigence de sacré, notre une exigence d'excès n’a pas disparu avec la religion, elle s’est maintienne sous d'autres formes, a rencontré d’autres religions appelées science ou progrès.

Dans Tchernobyl, tout n’aura été qu’excès : puissance et force de travail concentrés dans le réacteur, jusque dans la réalisation de cette expérimentation nocturne et illégale menée sur le réacteur par une équipe de jeunes nucléaristes le nuit du 26 avril 1986, et l’accident lui-même par ses dimensions spatiales et temporelles, jusque dans sa gestion. Les liquidateurs sont la face visible, pour des raisons historiques, d’un sacrifice qui concerne en réalité des millions d’habitants des zones contaminées… et toutes les générations à venir.



Cartes de contamination

Comment savoir ce qui est « propre » et ce qui est contaminé ? Où se niche donc ce mal invisible dont on ne peut même pas prévoir les effets dans le temps ?

Les cartes de contamination suggèrent l’idée d’une maîtrise de la situation par les hommes de science qui réussissent le tour de force de rendre visible ce qui ne se voit pas, redessinant les contours des territoires selon de nouveaux repères censés ordonner un monde profondément bouleversé par la catastrophe. Mais la carte s’accommode assez mal des représentations qu’ont les habitants de leur territoire contaminé. L’existence de zones exemptes de contamination, que les cartes permettent de visualiser, leur apparaît difficilement envisageable pour de multiples raisons. La frontière entre le « propre » et le « sale » est tracée différemment par chacun. Mais en quoi celles qu’indiquent les cartes sont-elle plus vraie ou plus juste ? Les habitants des zones officiellement « propres » considèrent souvent qu’ils vivent dans un territoire contaminé, considérant qu’un lieu proche ou entouré de terres contaminées ne peut pas être complètement épargné par la radioactivité. Leur conviction est-elle totalement absurde ? Ils savent bien, eux, que la contamination circule, s’immisce dans leur intimité, dans l’eau, dans l’air, la nourriture, et touche finalement tout ce qui les entoure. Ils savent bien que la radioactivité se moque des frontières établies par les autorités scientifiques et administratives, que des postes de milice sont censés garantir. A quoi peuvent bien penser ces gardiens de l’absurde, ces douaniers sans frontières ?


Ils n’ont depuis longtemps plus confiance en les autorités scientifiques et politiques. Pourquoi croire des cartes qui n’ont été publiées qu’après trois années de silence mensonger ? On parle de réhabilitation des zones contaminées. Pourquoi les cartes publiées n’indiquent que la présence du Césium et du Strontium, à l’exception des autres radionucléides ? Pourquoi les frontières de la zone contaminée exclue les centres urbains les plus peuplés situés « à la limite » des zones contaminées ? Et si tout cela était vrai, que faire de ces informations géographiques ? Agir « rationnellement » pour préserver sa santé signifierait renoncer à sa liberté de pêcher, de cueillir, de chasser, de se promener, de se baigner, et même de manger les produits du jardin. J’entendis un jour dans la bouche d’une vielle femme cette terrible conclusion, celle qui dépasse et résout au fond le problème de la vie en territoire contaminé : il vaut mieux mourir le ventre plein, pas vrai ?

La principale préoccupation des habitants des zones contaminées n’est donc pas, contrairement à ce le dictat de la raison pratique pourrait nous laisser croire, de se forger une nouvelle « culture du risque », mais au contraire de retrouver une vie normale, une vie comparable à ce qu’elle était avant l’accident. L’inacceptable de Tchernobyl, c’est surtout son irréversibilité, le fait que rien ne sera jamais plus comme avant, ni l’eau, ni l’air, ni le sol, ni même la nature toute entière. Le regard que l’on porte sur les choses a changé, le temps s’est abîmé, suspendu d’un côté dans l’urgence du quotidien et disloqué, de l’autre, par l’interminable durée de vie de la contamination radioactive. On parle de plus d’un million d’années de durée de « vie » pour le Plutonium. La nature, si elle reste techniquement mesurable depuis l’accident, est devenue hors de notre portée du point de vue du sens. La contamination radioactive, comme la pollution d’une manière plus générale, est invisible, insipide et sans odeur ; ses effets sont lents et différés. Mais le problème le plus fondamental est que nous ne possédons ni imagination, système de représentation, ni langage pour nous en rapprocher, pour la figurer, pour en comprendre le sens.

Nous ne pouvons pas la figurer parce qu’elle se dérobe en nous, parce qu’elle nous dépasse, rendant obsolètes les modes de perception et les systèmes de représentation qui nous avaient jusqu’alors permis de nus l’approprier.

Nous pouvons toujours contempler un paysage naturel à Tchernobyl, sans pour autant accéder à la véritable « nature » de cette nature. Il est d’ailleurs troublant, pour le visiteur de la zone interdite des trente kilomètre autour de la centrale, de constater combien la nature est belle, dessinant des paysages doux et luxuriants, arcadiens. Des forêts de pins y poussent sur un sol blanc et sablonneux, de vastes prairies fleuries et peuplées d’animaux sauvages – chevaux, bisons – parsemées de forêts de feuillus et de conifères. Et ce sentiment de douceur qui se dégage du paysage, en été du moins, fait que l’on s’y sent bien et fait écran dans l’espace du sentiment à ce qui constitue la menace dissimulée au cœur même de la « belle nature ». L’étrange douceur qui se dégage de ces lieux l’accès au négatif et empêche l’élargissement de notre imagination à la dimension technique de la nature. Le mal est contenu dans le cette nature généreuse et belle. C’est probablement là l’une des raisons pour lesquelles nous demeurons aveugles à la contamination, et plus largement à la destruction de nos ressources vitales.


Silure

Il m’a été donné la possibilité, après avoir passé des années à arpenter les territoires contaminés, de me rendre dans la zone interdite dite des « trente kilomètres » autour de la centrale. Outre la ville fantôme aujourd’hui totalement déserte de Pripyat, qui jouxte celle, à demi évacuée, de Tchernobyl, j’ai pu m’approcher, accompagné d’un guide, des installations aujourd’hui fermées et en cours de démantèlement. Tout près de la centrale, surmontée de son fameux « sarcophage », des silures géants vivent depuis vingt ans dans le réservoir dans lequel ont été stockées les eaux très contaminées qui se sont échappées de la centrale au moment de l’accident. Le guide s’obstinait à montrer ces poissons, qu’il appâtait patiemment, afin que l’on puisse voir apparaître ces monstres dont la taille ne pouvait avoir comme seule explication le fait qu’ils ont séjourné dans des eaux hautement radioactives. Une brève enquête auprès d’amis pêcheurs me suffit pourtant à apprendre que les mensurations de ces spécimens n’avaient rien d’exceptionnel chez des poissons qui n’ont pas été pêchés depuis vingt ans ou plus. Ce guide voulait-il faire dire à son silure, que voulait-il nous dire en exhibant ces spécimens monstrueux ? Tournant le dos au « monstre sacré » du réacteur tapis sous son « sarcophage », cet homme nous invitait à contempler des poissons dans un bassin… J’en suis arrivé à penser que ce détour par les silures, au-delà de la simple curiosité morbide à l’égard du monstrueux, n’était pas seulement destiné à nous divertir de l’objet que l’on ne peut pas regarder en face, c’est-à-dire le sarcophage comme ruine de nos attentes à l’égard du projet technique, mais qu’il pouvait également s’agir de nous dire quelque chose, mais sans pouvoir précisément le verbaliser

Imaginons que la technonature fasse dorénavant partie des œuvres humaines. Si ces œuvres, lorsqu’il s’agit des machines et des objets technique, nous dépassent désormais en tout point par leur puissance et leur perfection, pourquoi ne pas imaginer que la nature puisse, elle aussi, nous dépasser, nous dominer ? Mais peu-on placer sur un même plan la perfection et la performance de nos produits technologiques et l’imperfection désordonnée d’une nature contaminée, devenue chaotique et immaîtrisable. C’est là le paradoxe du silure. L’on cherche à se faire croire que les silures ont grossi démesurément, qu’ils sont devenus énormes et puissants sous l’effet de leur séjour prolongé dans la contamination radioactive. Ils ne sont en réalité que l’image projetée, qui affleure de temps à autre à la surface de l’eau, d’une technonature surpuissante, qui désormais nous dépasse et nous domine. Cette nature là, qui nous est devenue étrangère, incompréhensible, n’est plus celle que nous avions tenté de posséder et de maîtriser.

Nous savons que le mythe n’est qu’un moyen, ou du moins une tentative d’appropriation, par le récit, de ce qui nous échappe. Le « super-silure » signifie l’idée du dépassement, de la monstruosité, alors que sa taille « normalement » démesurée n’est liée qu’au fait qu’il n’est plus pêché par l’homme et qu’il ne pourra plus l’être. Tel le Minotaure dans son labyrinthe, qui n’exprime jamais que notre peur de nous même, l’animal captif aura profité d’une nourriture « enrichie » et littéralement énergétique pour croître démesurément. Il nous dit ceci : la nature désormais nous dépasse, nous n’en connaissons ni les règles ni les effets immédiats ou durables. Elle se retire donc de nous pour rejoindre le rang des objets techniques, définissables par leur performance et dotés de leur logique propre, ces objets qui ne procèdent d’aucune sorte d’humanité.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

J'ai commencé à lire ce blog. je me suis arrêté dès l'instant où j'ai vu que l'auteur reprenait une légende urbaine du gouvernement qui aurait annoncé que le nuage s'est arrêté aux frontières.

Pas sérieux, Monsieur !
Je sais bien que la socio-anthropologie s'accomode bien des tours de passe-passe avec la réalité, mais là, c'est un peu trop gros. De nombreuses cours de justice ont reconnu, sur la base des archives médiatiques de l'époque, que les autorités responsables de la radioprotection n'ont jamais affirmé ce que vous dites.

Retravaillez un peu avant de vous lancer dans de longs commentaires sur une rumeur !