Tchernobyl : un défi à l’art pictural
Tchernobyl hante indéniablement notre imaginaire. Que l’on prononce le nom désormais maudit, et des milliers de représentations envahissent notre esprit, qu’il s’agisse d’images de centrale explosant ou de mutants à trois têtes. Comme le formule très bien Bruno Boussagol, « le mot « Tchernobyl » a ceci de particulier que dès qu’il est prononcé, il s’éclate en centaines de phrases, d’images, de données scientifiques, de fantasmes.[1] » Images, fantasmes, représentations qui se nourrissent surtout de témoignages et de récits, sources écrites propices à stimuler l’imagination, plutôt que de sources visuelles à proprement parler. Bien sûr, nos représentations sont déterminées également par des sources visuelles comme les photographies et les films, mais ceux-ci traitent bien souvent davantage des conséquences des bombardements atomiques comme ceux qui eurent lieu à Hiroshima et à Nagasaki, que de l’accident nucléaire de Tchernobyl lui-même, de sorte que l’image qu’on se fait de ce dernier est obtenue par contamination de la représentation d’un événement à un autre. Par conséquent, l’image qu’on s’en fait est très largement fictive et imaginaire. A bien y réfléchir, aucun tableau, aucun dessin, aucune œuvre picturale ne se présente spontanément à nous pour penser Tchernobyl. Tout se passe comme si cet accident n’avait pas trouvé son tableau de référence, son tableau d’histoire, son Guernica, un tableau qui s’imposerait à la conscience collective comme son symbole nécessaire, comme son icône (le même constat peut être fait pour la photographie). Pourtant, la catastrophe, par sa démesure et par son impact, semble offrir a priori un sujet de choix au peintre. Et effectivement, il existe un certain nombre de représentations picturales de Tchernobyl, comme en témoigne la monographie intitulée The Palette of Tchernobyl.[2]. Il s’agit donc de comprendre pourquoi malgré une production picturale existante, notre imaginaire rechigne à s’en emparer. On pourrait arguer du fait qu’il ne s’agit que d’un problème de diffusion des œuvres, qui, mal connues, ne pourraient jouer le rôle de référent de la catastrophe. A mon avis, la question est plus complexe et tient à la nature même de la catastrophe qui, à l’instar d’une grande majorité d’événements tragiques survenus au Xxe siècle, pose la question de sa représentabilité et offre un véritable défi à l’art pictural.
Pour asseoir cette hypothèse, j’ai choisi de m’attarder sur la production picturale contemporaine à la catastrophe, car elle illustre le mieux les problèmes de représentation auxquels ont du se confronter, dans l’immédiat de l’événement, les peintres désireux de l’exprimer, concernés intimement par la catastrophe. C’est pourquoi je me suis limitée aux peintres ukrainiens et biélorusses résidant dans des zones proches de l’accident. Ainsi j’ai particulièrement travaillé par exemple sur l’œuvre de Gaydamaka, peintre ukrainien à l’origine d’une exposition sur Tchernobyl en 2000 où ? , sur l’œuvre de Savitski, peintre biélorusse originaire de Vitebsk, sur l’œuvre d’Emets, natif des environs de Tchernobyl. De même, si j’ai choisi de me restreindre dans le temps, en me concentrant sur des représentations contemporaines de la catastrophe, j’ai aussi pris en considération l’œuvre du peintre Chmatav, qui s’attarde davantage sur les conséquences de l’accident, quelques années après. Il s’agira donc de voir, à travers cet exposé, les différents problèmes que posent l’accident de Tchernobyl et ses conséquences à la représentation et d’analyser les différentes solutions picturales proposées.
Si l’on observe les tableaux consacrés à Tchernobyl, on remarque d’emblée que très peu de tableaux traitent de l’accident lui-même, c’est-à-dire de l’explosion du réacteur suivie de l’importante contamination des zones aux alentours de la centrale. Lorsque celle-ci est abordée, elle l’est toujours sur un mode symbolique et non mimétique. Ainsi U. Vassiuk lui consacre un triptyque, aux connotations évidemment religieuses, nommé La Nature ne pardonne pas les erreurs (1987) où le panneau du milieu donne à voir une carte fissurée de la Biélorussie assimilée à un bison, ce dernier étant un animal relativement présent dans ce pays. Le panneau gauche représente un globe grisâtre explosant, symbole d’un globe terrestre-plutonium, dont la couleur et la texture font écho à celles de la Biélorussie-Bison. Celui de droite enfin comporte une simple inscription : « La nature ne pardonne pas les erreurs/ 26.04. 1986 ; Tchernobyl ». La police choisie évoque l’écriture digitale d’un décompte fatal de détonateur de bombe, décompte arrêté ici à la date fatidique. L’œuvre représente donc l’explosion de la centrale dans toute sa dimension cosmique, comme un bouleversement sans précédent du règne humain.
Dans les trois panneaux, c’est un mode symbolique qui prédomine : que ce soit pour la carte, représentation symbolique par excellence, doublée d’une métaphore animale symbolisant la nature biélorusse mise en péril par la catastrophe ; que ce soit pour la condensation plastique et sémantique du globe terrestre et de l’atome de plutonium ; ou que ce soit pour l’écriture, point culminant du symbole, tous ces choix de représentation excluent le réalisme, au profit de la métaphore et de l’allégorie, pour dénoncer l’erreur et la présomption humaines.
Les cas où le peintre tente de représenter de manière réaliste la catastrophe sont rarissimes et peu convaincants : dans Radiation, G. Vachtchanka peint un troupeau de chevaux affolés à l’approche de la radiation, figurée par une nuée noire envahissant l’espace du tableau. Cette tache noire, plutôt maladroite, parcourue de deux cercles lumineux étranges, rend le tableau difficilement compréhensible si l’on se passe du titre. Juxtaposée brutalement au reste de la composition, elle gâche plus la représentation qu’elle ne la suggère.
Le drame semble échapper à une appréhension picturale réaliste et ne peut se figurer qu’en recourant au langage plastique du symbole. Même constat pour les œuvres qui en dépeignent les conséquences, où les représentations symboliques sont nettement surreprésentées. Ce n’est qu’une conséquence logique du caractère nouveau de la catastrophe. Le drame de Tchernobyl se distingue en effet par son invisibilité, comme le rappelle Frédérick Lemarchand : « le césium et le strontium sont, nous le savons, invisibles, inodores et sans saveur. Le propre d’un village de la zone interdite est justement d’être contaminé par une substance invisible, inodore et sans saveur. »[3]. Cette situation n’est pas sans analogie avec celle de la Première Guerre mondiale, dont les représentations picturales ont été finement analysées par Philippe Dagen dans Le Silence des peintres [4]. Selon la thèse de l’auteur, la guerre occasionna une remise en cause de l’art pictural dans la mesure où les artistes, confrontés à une guerre invisible, ne surent comment la représenter : « Dans cette guerre sans panache –guerre d’engins et guerre de taupes- matériel et hommes sont enterrés, invisibles ; plus de charges de cavalerie ; plus de batteries tirant à découvert ; plus d’estafettes […] , et dans les attaques, que la longue portée des obus ne permet plus de suivre aussi commodément qu’autrefois, la nouvelle tactique de progression par bonds et en ordre dispersé, l’utilisation constante des accidents du sol et l’emploi d’uniformes qui se confondent avec le terrain rendent impossibles l’observation et le travail de l’artiste. »[5] Dès lors, comment le peintre, qui s’exprime avec du visible sur le visible, peut-il rendre l’invisible ? En rendant cet invisible visible, c’est-à-dire en renonçant au réalisme pour adopter un code symbolique.
De même, Philippe Dagen repérait au sujet de la Première Guerre mondiale que la longueur et l’extension géographique des combats empêchaient le peintre d’embrasser en une seule toile une bataille. Le même problème se pose avec Tchernobyl, dans son rapport au temps : « Nos sentiments, nos représentations ne sont pas adaptés. Toutes les dimensions humaines sont inadaptées, parce que jusque-là, le temps était mesuré avec nos dimensions humaines. [….] C’est après Tchernobyl que la notion du temps a pris une dimension radicalement nouvelle. Le temps s’est transformé en éternité. La fin et le commencement se sont touchés. »[6]
Dans la mesure où la catastrophe est encore à venir, où ses effets seront encore sensibles dans des milliers d’années, dans la mesure où elle s’étend sans cesse et subrepticement, elle n’est pas circonscriptible, elle n’a pas de contour physique, elle n’a pas de limite spatio-temporelle. On peut reprendre l’analyse que faisait Gunther Anders dans l’Obsolescence de l’homme au sujet de la bombe atomique pour la centrale nucléaire : il s’agit d’une machine de la toute-puissance, unique en son genre, qui comme moyen, excède toute fin particulière vers l’absolu. Si la centrale saute, à l’instar de l’explosion d’une bombe atomique, les conséquences d’échelle planétaire rendent obsolètes toutes notions de limite et de frontière. Comment dès lors représenter Tchernobyl autrement que sur un mode symbolique ?
Ces deux caractéristiques, l’invisibilité et la non-finitude, permettent d’expliquer le nombre écrasant de représentations de Tchernobyl sur un mode symbolique particulier, le mode religieux. Tout d’abord, parce qu’il y a parenté de caractéristiques : comme la radiation, Dieu est infini et invisible. Le propre de l’image religieuse, c’est de donner accès à cette entité qui nous dépasse, c’est d’amener au suprasensible par le biais du sensible[7]. La représentation religieuse, l’image-Dieu faite visible, fait signe vers l’invisible. Aussi, pour exprimer la substance imperceptible qu’est la radioactivité, les peintres ont-ils recours au code religieux, afin de renvoyer à l’invisible par le visible, au désincarné par l’incarnation.
Le recours à l’iconographie religieuse offre également un repère dans une situation absurde et incontrôlable : pour affronter l’inconnu, on se replie sur le connu, on apprivoise un réel inquiétant et nouveau par un langage que l’on maîtrise. Comme le rappelle Svetlana Alexeievitch, l’accident de Tchernobyl provoqua un regain de foi : « subitement, il s’est avéré que la présence de Dieu était indispensable : toutes les églises étaient remplies, surtout les premiers jours après l’accident »[8]. Face à un phénomène inexplicable, on se tourne vers le surnaturel certes, mais un surnaturel connu, un surnaturel du quotidien, c’est-à-dire la religion. Ainsi, en choisissant un vocabulaire religieux, les peintres ne font que traduire plastiquement l’attitude générale de la population face à l’accident.
Enfin, le symbolisme religieux, bien connu des populations de la zone sinistrée aux traditions orthodoxes fermement implantées, se charge, à la lumière de Tchernobyl, de nouvelles significations qui inscrivent la catastrophe dans un registre eschatologique. C’est ainsi que de nombreuses œuvres présentent Tchernobyl comme l’avènement de la fin du monde : A. Gaydamaka, dans La Route de Tchernobyl compare la centrale au lieu de l’Apocalypse[9], d’où s’échappent des flammes infernales et d’où se déversent des matières en fusion, sur fond de ciel rouge sang, tandis que Saint-Georges tue à nouveau le dragon. La présence des astres, le ciel fantastique donnent évidemment une connotation cosmogonique à l’événement, tandis que la centrale apparaît comme un autel maudit (notons à ce sujet que le terme sarcophage désignant la chappe de béton recouvrant la centrale, est religieusement connoté. Paul Virilio l’assimile ainsi à un sarcophage détenteur d’un feu divin et diabolique, d’un feu de Prométhée, le feu nucléaire.). Les nombreuses pancartes tâchées de sang, d’une part et d’autre de la Route, jonchent le sol comme autant de cadavres. La désolation du paysage, évocation des ravages de la radiation, offre un cadre apocalyptique de choix. Il est vrai que la catastrophe, par sa longévité, s’apparente à l’Enfer, le lieu de la damnation éternelle. Un tel fléau, d’une telle ampleur, de telle dimension, évoque un châtiment céleste et s’associe inévitablement à la notion d’apocalypse[10]., ce que l’on retrouve au niveau linguistique : Tchernobylnik signifie en effet ‘absinthe noire’, nom d’une variété d’absinthe poussant dans la région. Or dans le récit de l’Apocalypse, Absinthe est une étoile qui tombe du ciel et change les eaux en absinthe amère, causant la mort d’un grand nombre d’hommes en ayant bu. Apocalypse donc, châtiant ici une nouvelle fois le péché de connaissance, à présent péché d’excès de science. Ainsi Vladimir Chatilo consacre-t-il plusieurs tableaux au thème du péché originel pour évoquer Tchernobyl : Eve ne tient plus une pomme, mais l’atome maudit de plutonium. Une fois goûté, il voue l’humanité à la damnation. Eve, malgré sa poitrine toujours aussi tentante, est transformée en corps bleu, vêtu d’un masque à gaz et d’une veste militaire. Son corps résulte d’un montage évoquant l’hybridation qui guette les damnés de Tchernobyl. La catastrophe de Tchernobyl vient donc condamner la soif inextinguible de progrès, la faim de connaissance et de science, un appétit mortel dans ses conséquences.
Outre l’épisode de la Genèse, les peintres revisitent le thème de la naissance du Christ. Dans La Madone de Tchernobyl, M. Savitski met en scène une Vierge soucieuse, en proie au remords. Contrairement aux représentations traditionnelles de la Vierge à l’enfant, cette Madone se reproche d’avoir donné naissance à l’enfant.
Jésus, l’enfant voué à la crucifixion, est l’enfant-à-mourir par excellence. Sa naissance est programmatique de sa mort, ce qui se vérifie dans l’iconographie traditionnelle par une assimilation des langes au linceul funèbre et par la tunique rouge que porte la Vierge au sang qui sera versé. Or n’est-ce pas la crainte de toutes les mères de Tchernobyl que de donner naissance à un enfant mort-né ? La revisitation du thème de la Vierge à l’enfant permet d’exprimer ici cette hantise. La Vierge bénit son enfant à contre-cœur, tandis que des anges aux ailes noires, d’un expressionnisme évoquant Le Greco, le tiennent. Ces anges funèbres ressemblent davantage à des anges de mort qu’à des anges de baptême, et la cérémonie oscille entre le baptême et l’enterrement, comme le suggèrent cette inquiétante embrasure de porte, à la limite du cercueil, et la nuit noire du dehors.
Les peintres s’inspirent également d’un autre épisode non moins célèbre de la vie du Christ : la crucifixion. Gaydamaka, dans L’oiseau de l’âme donne à voir un oiseau crucifié, dans un paysage de désolation. L’humanité s’est sacrifiée elle-même, comme elle a jadis sacrifié le Christ, mais cette fois-ci, ce sacrifice est au service de sa perte, et non non de son Salut. L’utilisation de la crucifixion permet d’exprimer ici la tragédie d’une humanité qui s’est elle-même immolée sur l’autel de l’atome.
La prise de conscience de cette tragédie s’exprime dans les œuvres sous les traits de la Révélation. Ainsi, dans Le Voile de Polessié, U. Kozhukh représente le sarcophage de Tchernobyl doté d’une croix. Des anges de mort portent un voile, à la manière de Véronique qui essuya la face du Christ. S’y dessine l’empreinte de la croix, l’empreinte qu’y a laissée le sarcophage. Cette empreinte de la croix sur le voile noir, c’est la marque de la nouvelle Révélation. Après Tchernobyl, impossible en effet de porter le même regard, impossible de croire dans la même religion. L’œuvre de Kozhukh incite à repenser la religion à l’aune de Tchernobyl, en la révélant sous un autre angle : celle d’une religion morte, une religion tuée par l’atome. La croix s’y prête à merveille, en tant que symbole par excellence de la foi chrétienne, mais aussi de la tombe, Tombe Universelle qu’incarne le Sarcophage.
Le nouveau regard que portent les peintres sur la religion les amène à la remettre en cause. Si elle les aide à appréhender le phénomène, elle n’en est pas moins la cible de leurs critiques. Tout comme un Voltaire pouvait mettre en cause la croyance de Leibniz en un meilleur des mondes possibles après le terrible séisme de Lisbonne, de même, il est loisible de questionner la validité d’une religion sans protection face à la contamination. C’est ce que U. Kozhukh exprime dans La Purification, lorsqu’il appose à la façade d’une église le terrible panneau « Attention, radiation ! ». Se trouvant juste sous une icône d’une Vierge à l’enfant, ce panneau dénonce l’incapacité de la religion. Même dans l’enceinte privée qu’est l’église, la radiation pénètre. Même dans cet espace sacré, l’air démoniaque rentre. Le titre est à prendre ironiquement : ce n’est plus de purification par les rites religieux dont il s’agit, mais d’une purification radicale, destructrice, la purification atomique. Ce scepticisme face à la religion constitue le revers du regain de foi évoqué ci-dessus.
Ainsi, par le biais de la religion, les peintres expriment les conséquences de Tchernobyl, en recourant à un langage plastique symbolique et stylisé, aux antipodes du réalisme. Cependant, on peut se demander si ce choix n’introduit pas trop de distance avec son objet pour frapper durablement les esprits. Face à une catastrophe dont les conséquences sont si durables et si douloureuses, si terriblement physiques, le symbole, surtout religieux, par sa désincarnation même, s’avère d’un manque et d’une insuffisance cruelles pour exprimer un réel complexe et torturant. Face aux interrogations, au désir de comprendre, à l’angoisse que Tchernobyl génère, cet art ultrasymbolique faillit paradoxalement à sa mission de connaissance et de dévoilement, du fait d’une trop grande distance entre la représentation du fait et sa réalité. D’où selon moi, leur peu d’impact sur notre représentation de l’événement. J’ai d’ailleurs été frappée par l’inexistence de tableaux mettant en scène de manière réaliste les victimes de la catastrophe, qu’il s’agisse des malades irradiés ou des malformés, d’hommes, d’animaux ou de plantes, alors que spontanément, lorsqu’on pense à Tchernobyl, c’est leur image qui s’impose à l’esprit. Il est probable que la représentation de ces êtres mutants ait demandé un pas impossible à franchir pour les peintres et se soit ainsi constitué en tabou pictural, comme cela a été le cas pour un certain nombre d’événements du XX e siècle, d’où un recours massif à une peinture moins incarnée, à une peinture permettant de dépasser une réalité insoutenable.
D’autres peintres ont élaboré d’autres stratégies, en recourant notamment au vocabulaire plastique de la guerre. Dans la mesure où le gouvernement soviétique déploya des moyens militaires impressionnants pour limiter le désastre, les populations eurent le sentiment d’être en guerre, mais, fait absurde, contre un ennemi invisible. Bien que comme Paul Virilio le souligne, il existe une grave confusion entre guerre et accident[11] et que si en apparence, certains moyens déployés sont les mêmes, il n’y a rien de commun entre Tchernobyl et une guerre, néanmoins, les habitants vécurent l’évacuation des zones contaminées et la lutte contre les dégâts comme une guerre, encore marqués par le souvenir tragique de la Guerre Patriotique où les Allemands incendièrent des centaines de villages. Aussi les peintres s’inspirent-ils de la guerre pour évoquer Tchernobyl, à l’instar de P. Emets, qui représente dans ses toiles des tanks et des soldats en pleine action. Le problème de ce choix, c’est qu’on ne ressent pas la spécificité du drame, puisqu’il s’agit encore de représenter un réel inconnu et inquiétant à l’aide du connu. Le titre de ses œuvres incite par ailleurs à les ranger dans la lignée des tableaux patriotiques célébrant les hauts faits d’armes : Les jours du courage, Les héros du XXI e siècle….D’héritage réaliste-socialiste, ses tableaux se centrent sur les hommes et sur leurs moyens militaires, ce qui évacue le problème central consistant à représenter la catastrophe et ses effets dans tout ce qu’elle comporte de nouveau. Et même lorsqu’Emets peint des soldats dans des situations propres à Tchernobyl, comme ces équipes chargées des mesures radiométriques, cela ne suffit pas à rendre compte du phénomène. De toutes les solutions plastiques pour transmettre la catastrophe, la militaire est sûrement la moins convaincante, ce qui explique le peu d’œuvres traitées sur ce mode.
Enfin, il faut mentionner une dernière tendance, qui privilégie un traitement réaliste des conséquences de la catastrophe sur le paysage. Le peintre biélorusse Chmatav en est particulièrement emblématique. Fondateur de la section ethnographique consacrée à Tchernobyl au musée de la culture biélorusse ?, il revient fréquemment dans les zones contaminées où il vécut jadis pour collecter des objets pour le musée, et en profite au passage pour dépeindre ces terres qui lui sont chères. Le paysage, en tant qu’élément stable, permet de servir d’étalon du drame, de mesurer l’évolution de la catastrophe. C’est ainsi que règne dans ses peintures une esthétique de la ruine, non dénuée d’un certain romantisme : l’arbre calciné au détour de la route, les maisons abandonnées ou détruites par les armées de décontamination, les maisons affaissées, les clôtures à terre…La nature a repris le dessus, au point qu’il n’est pas rare d’y voir des animaux régner sans partage sur ces territoires abandonnés. Les peintures de Chmatav suggèrent ainsi l’évacuation et l’abandon des zones contaminées, mais rien dans la peinture, sauf le titre, ne permettent de le saisir. Ces tableaux pourraient tout aussi bien représenter les séquelles d’une guerre ou d’une maladie. La spécificité de Tchernobyl n’y est pas représentée, tout simplement, parce que, nous l’avons vu, elle n’est pas représentable.
C’est pourquoi Chmatav, comme certains autres peintres, opte pour le parti pris du beau paysage, dont le traitement n’est pas sans évoquer les grands paysagistes russes comme Polenov et Chichkine. Bien sûr, ce parti pris comporte des enjeux patriotiques : il s’agit de témoigner d’une certaine fierté, d’un amour pour la terre natale, dans un mouvement de constitution d’une conscience nationale dont on sait combien Tchernobyl a été un accélérateur. Néanmoins, en dépeignant une nature harmonieuse, ensoleillée et fleurie, ces peintures démontrent également l’invisibilité de la catastrophe. C’est justement parce que l’ennemi n’était pas identifiable, parce que l’élément nocif n’était pas perceptible, que certains habitants refusèrent de quitter la zone, comme l’écrit Svetlana Alexeievitch :
« Notre connaissance de l’horreur, c’est bien sûr la guerre. Et là, tout était en fleur, les plantes continuaient à pousser, les oiseaux continuaient à voler, et pourtant l’homme se rendait compte que la mort était partout : invisible, inaudible. »[12]
Les peintres représentant des paysages naturels tout en splendeur donnent ainsi à voir l’absurdité de la catastrophe, ils donnent à voir ce qui n’est pas à voir. Et c’est bien là le hic : en représentant une nature apparemment anodine, le peintre abdique face au problème de l’irreprésentabilité fondamentale de Tchernobyl.
Cet échantillon de représentations de la catastrophe met ainsi en lumière toute la difficulté pour l’art pictural à appréhender et à aborder frontalement Tchernobyl. Suggérant l’événement, il n’en livre pas pour autant l’expérience au spectateur. Que ce soit sur un mode religieux, militaire ou réaliste, la réalité complexe de la catastrophe semble échapper sans cesse aux peintres qui tentèrent de la peindre sur le coup, elle semble se dérober du règne de l’image. Il est probable que la formation académique des peintres cités ci-dessus – la plupart ont fréquenté une école d’art à Moscou - en soit en partie responsable. Face à un événement aussi nouveau que Tchernobyl, face à un événement qui se soustrait au régime visuel, aucune recette picturale préétablie ne peut convenir. Il convient d’inventer un nouveau langage, spontané et subjectif. C’est pourquoi, d’après moi, les dessins et peintures d’enfants touchés par la catastrophe rendent davantage compte de l’essence du bouleversement instauré par Tchernobyl que les productions de professionnels. Les enfants abordent plus franchement la catastrophe, y compris dans ce qu’elle peut avoir de pire, se la réapproprient dans une poésie qui leur est propre, à partir d’éléments de leur quotidien (bouleaux, cigognes) avec une fraîcheur et une sincérité qui rendent leurs œuvres touchantes. Peut-être qu’aussi le contraste entre la fragilité de l’enfant et l’ampleur du désastre rend ces œuvres d’autant plus parlantes. Il me semble par conséquent que pour un tel événement, le regard franc et simple de l’enfant permet de traduire avec justesse le caractère inédit de la situation à laquelle l’humanité doit faire face. A ce sujet, il est symptomatique que les rares publications traitant des œuvres issues de Tchernobyl soient constituées très majoritairement de monographies de dessins d’enfants.
Une œuvre d’artiste professionnel me semble cependant faire exception à ce constat. Il s’agit d’une œuvre de Maxim Cantor, peintre russe né en 1957 et dont tout le travail est empreint d’une souffrance existentielle. Il n’est donc pas étonnant que le sujet de Tchernobyl l’ait inspiré, bien qu’il n’ait pas eu avec le drame la même proximité que les autres peintres évoqués plus tôt. Réalisée juste après la catastrophe, l’œuvre, dont le titre Etoile Absinthe n° 1-11, évoque la prophétie de l’Apocalypse dont j’ai déjà parlé, est composée de onze panneaux (comme le titre l’indique) qui dressent le portrait d’une humanité déchirée après Tchernobyl. Selon moi, l’œuvre tire sa force de sa poétique de la décomposition. En effet, le principe de la décomposition structure toute l’œuvre, jusque dans sa matérialité même, à travers justement une décomposition de la composition, obtenue par la fragmentation du support de l’œuvre. Ces fractures du matériau représentent mieux que n’importe quel symbole la déchirure profonde à laquelle l’humanité est en proie après le désastre, évoquant à la fois la dislocation de la matière atomique bien sûr, la dislocation des corps irradiés, la dislocation de la pensée face à un phénomène qui la dépasse, la dislocation enfin d’une Humanité perdue. Dans le processus de fragmentation, les causes et les conséquences de la catastrophe se rejoignent. Ces fractures du matériau, en isolant chaque individu de la composition, révèlent également la terrible solitude à laquelle l’homme est voué après l’accident : seul avec lui-même face à une calamité qu’il a produite, seul avec lui-même face à sa souffrance, seul avec lui-même face à sa solitude, rejeté et incompris par les autres, c’est-à-dire les individus en bonne santé. Ce principe de décomposition se retrouve également dans le choix des couleurs, dont la gamme grisâtre révèle la putréfaction des corps à l’œuvre et ce jusque dans les habits, les transformant ainsi en uniformes de mort. Décomposition des corps plein de fatigue et au regard terne, corps dont les lignes anguleuses révèlent le futur cadavre, corps dont les crispations lourdes de tension, notamment au niveau des mains, ne sont pas sans évoquer les corps torturés peuplant les toiles d’expressionnistes allemands comme Schiele. Décomposition enfin évoquée par les fragments horizontaux entourant les personnages disposés en verticale, fragments rappelant les bas-reliefs mortuaires représentant des tombes. On y trouve d’ailleurs des formes évoquant des ossements, ainsi que des débris, issus peut-être de l’accident. Cette opposition entre verticalité et horizontalité montre une humanité qui n’a d’autre perspective que l’allongement final dans la tombe. Pour toutes ces raisons, selon moi, cette œuvre puissante, oscillant entre symbolisme et réalisme, offre un véritable tableau d’histoire qui pourrait faire office d’un Guernica pour Tchernobyl.
[1] Comme le formule très bien Bruno Boussagol, « le mot « Tchernobyl » a ceci de particulier que dès qu’il est prononcé, il s’éclate en centaines de phrases, d’images, de données scientifiques, de fantasmes. »
Bruno Boussagol, « Tchernobyl ou le futur intérieur », in Les Silences de Tchernobyl, Autrement, Paris, 2004.
[2] The Palette of Tchernobyl, BOFF, Minsk, 1996.
[3] Frédérick Lemarchand, « Le futur pour mémoire », in Les Silences de Tchernobyl, op.cit.
[4] Philippe Dagen, Le Silence des peintres, Fayard, Paris, 1996.
[5] Le Rousseur, cité par Philippe Dagen, « La guerre invisible », p. 98 in Le Silence des peintres, op.cit.
[6] Svetlana Alexeievitch, « Entretien avec Paul Virilio pour Unknown Quantity » in Ce qui arrive, Fondation Cartier, Paris, 2002.
[7] « Dans le Christ, l’invisible se fait voir », Théodore Studite, cité par Alain Besançon, « Les réponses orthodoxes », p. 244 in L’Image invisible, Gallimard, Paris, 1994.
[8] Svetlana Alexeievitch, « Entretien avec Paul Virilio pour Unknown Quantity », in Ce qui arrive, op.cit.
[9] A ce sujet, l’attention que porte Paul Virilio au le choix du terme « sarcophage » est tout fait pertinente. Derrière ce terme, il y a toute une dimension sacrée, car ce qui se trouve dans le sarcophage, c’est le feu divin et diabolique, c’est le feu de Prométhée, le feu du ciel, le feu nucléaire. C’est, en bref, le feu du maître du monde. Voir Paul Virilio, « Etre témoin de cet accident du temps », p. 166 in Les Silences de Tchernobyl, op.cit.
[10] « Tchernobylnik signifie en russe ‘absinthe noire’. Selon l’Apocalypse (VIII, 10-11), Absinthe est une étoile qui tomba du ciel, ardente comme un flambeau. […] Les eaux ayant été changée en absinthe, un grand nombre d’hommes moururent pour en avoir bu, parce qu’elles étaient devenues amères. » B. Hoepffner, cité par Frédérick Lemarchand, « Un modèle épidémique : les territoires contaminés de Tchernobyl », p. 147 in La Vie contaminée, L’Harmattan, Paris, 2002.
[11] Paul Virilio, « Etre témoins de cet accident du temps », p. 159 in Les Silences de Tchernobyl, op.cit.
[12] Svetlana Alexeievitch, « Etre témoins de cet accident du temps », p. 159, in Les Silences de Tchernobyl, op.cit.
jeudi 5 juin 2008
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