J’aimais leur terre qu’ils avaient souillée plus encore qu’au moment où elle était un paradis, et seulement parce que le malheur y était apparu.
F. Dostoïevski, Le rêve d’un homme ridicule
Pourquoi se rendre à Tchernobyl ? Depuis l’annonce de ce voyage programmé dans le cadre d’une université d’été consacrée aux risques en Europe[1] et à laquelle je participais à la fin du mois d’août 2008, la réponse à cette question s’est transformée à plusieurs reprises. Une semaine de cours et de conférences à Kiev, ville située à cent cinquante kilomètres du « point-zéro » de l’explosion a joué le rôle d’un retour sur soi, un peu à la manière de celui que procure l’attente imposée au navigateur par des conditions météorologiques qui l’empêchent de prendre le large. Le renoncement à ce voyage constitue l’aboutissement de ce cheminement de pensée, et la décision de ne pas aller à Tchernobyl correspond précisément à l’avatar d’une expérience de la compassion. C’est ce que ce texte cherche à relater.
Ma première intention était d’aller à Tchernobyl. Avant de quitter la France, j’avais fait part de ce projet à plusieurs de mes connaissances et recueilli de leur part un sentiment mêlé d’envie et de crainte. Voir Tchernobyl, - j’allais presque dire : faire Tchernobyl, pouvait relever de l’attrait d’une expérience rare. Elle permettait à celui qui l’accomplissait de de prendre une place envié dans la fadeur qui accompagne généralement les conversations de voyage. « Imaginez-vous : je suis allé à Tchernobyl ! ». « Et bien, oui, je suis allé à Tchernobyl ! » Jusqu’à s’autoriser à parler de ce voyage en toute connaissance de cause, à livrer des propos littéralement spectaculaires à destination de ceux vous écoutent. Leur donner à voir, les mettre sur la piste de ce qu’ils y verraient eux-mêmes s’ils s’y rendaient, s’ils avaient la chance de pouvoir s’y rendre. « Si vous saviez ce que j’ai vu à Tchernobyl ! ».
Mais la visite de Tchernobyl peut produire autre chose qu’une simple fanfaronnade. Elle ouvre à l’épreuve du sentiment de compassion quand il s’agit de retrouver les traces du grand malheur que constitua l’explosion du réacteur numéro quatre et les effets que cela entraîna.
De quelle compassion s’agit-il ? D’une manière générale, la compassion peut être définie comme le sentiment qui permet le déploiement de soi dans un rapport intentionnel à l’autre, l’autre étant ressenti comme un autre soi-même. Ce sentiment est donc par essence altruiste. Pour l’éprouver, il rend nécessaire l’attention prêtée à l’autre. Pourtant cette orientation vers l’autre contient aussi un retour sur soi. En effet, si la compassion retient l’autre comme objet d’attention, si elle rend nécessaire le souci de l’autre, à travers cette prise en compte de l’autre, elle alimente également le souci de soi. Si la compassion se veut altruiste, elle est en partie égoïste.
Or l’égoïsme nécessaire à l’épreuve de la compassion peut aussi fermer cette dernière au souci de l’autre, participer à son oubli. Quelle universalité du sentiment d’humanité permettrait alors de sortir du danger soliptique que comporte la compassion ? Éprouver des difficultés à répondre à cette question trahit la difficulté à poser le souci de soi dans le cadre d’une humanité universelle définie comme l’ensemble sans exclusion des êtres humains et des êtres non-humains. Pourtant, n’existe-t-il pas une hiérarchie plus ou moins implicite de l’intérêt compassionnel que représente à nos yeux tel humain plutôt que tel autre, tel non-humain, animal ou objet, plutôt que tel autre ? Cette hiérarchie n’oblige-t-elle pas à mettre à l’épreuve l’ensemble de ces catégories ? Par exemple, tel objet ne se chargera-t-il pas, plus que tel autre, d’un attrait compassionnel ? Comme s’il était évident que c’est bien cela qu’il faut voir, c’est bien cela qu’il faut photographier, conserver. Si c’est cela, il faut alors convenir du constat suivant : plus que le souci de l’autre, c’est bien le seul souci de soi qui oriente implicitement ou non nos priorités compassionnelles.
À travers sa dimension spectaculaire donnée par l’expérience du surgissement des lieux et des objets, le voyage à Tchernobyl peut devenir la source d’une compassion tronquée. L’épreuve du voyage est proposée comme expérience de l’universalité de la souffrance engendrée par la folie technique. Mais proclamer a priori cette universalité permet-t-il d’éprouver un sentiment de compassion pour ceux qui ont été les victimes de cette folie, ceux qui ont éprouvé cette horreur dans leurs chairs ? Il nous a semblé que cette proclamation hâtive de l’universalité troublait cette possibilité, qu’elle négligeait le cheminement compassionnel qui exige, comme nous venons de le dire, que l’autre puisse d’abord être considéré comme un autre soi-même. La confrontation au réel proposé réduit cette possibilité. L’attrait du spectaculaire, la sollicitation brutale des objets dont ce dernier va se nourrir expulsent l’autre sans que nous nous en rendions compte. Baignés d’un sentiment d’universalité envers le spectacle proposé, aveuglés par la mise en scène involontaire de l’horreur, nous ne pleurons plus que sur nous-mêmes.
Le sentiment de compassion peut maintenir pour un temps la tension entre l’expérience personnelle du voyage et la volonté de servir la cause d’une humanité universelle. Il nous maintiendrait de tout égoïsme calculateur, fut-ce de la jouissance spontanée et collective du malheur. Mais c’est fou comme on photographie Tchernobyl à Tchernobyl. C’est fou comme on se photographie devant le sarcophage de la centrale, comme si l’incertitude de notre présence était levée par la silhouette médiatisée. Un, deux, trois. « Regardez, c’est bien moi qui était à Tchernobyl ! ». Comme la tour Eiffel signifie sans ambiguïté le séjour à Paris, comme le Colisée rappelle la promenade à Rome, le décor du sarcophage et de sa cheminée étayée témoignent du passage furtif à Tchernobyl. Il existe désormais le « monument » de Tchernobyl qui témoigne de l’accomplissement du voyage. L’exploit d’une habitation provisoire devient manifeste, incontestable.
Il y a pourtant moins de touristes à Tchernobyl que sur les terrasses du Palais de Chaillot sur fond de tour Eiffel. Environ trois mille visiteurs annuels pris en charge par deux opérateurs. L’association Pripyat.com fondée et animée par des anciens habitants de la ville éponyme cherche à maintenir la mémoire du lieu et à favoriser la venue des anciens résidents. C’est elle qui emmenait les participants de l’université d’été à Tchernobyl. L’autre opérateur, une organisation privée évoque dans la rubrique What to see du guide touristique de Kiev Tchernoby tours l’originalité de l’expérience. « It’s not every trip abroad you have the chance to visit the site of the world’worst nuclear accident, is-it ? ». L’attrait pour le spectacle ne relève donc pas d’une chimère ! J’avoue avoir été tenté par l’exploit de l’habitation provisoire à Tchernobyl, par l’héroïsme du voyage spectaculaire, peut-être aussi par l’incertitude des dangers que ce voyage comportait et qui renforçait le goût ancien pour un héroïsme de bazar. Mais j’avoue aussi avoir cherché à atténuer le malaise provoqué par ce goût en me réfugiant derrière le programme proposé par l’université d’été, et en mettant en avant la garantie morale que représentait l’association Pripyat.com. mandaté pour organiser le voyage.
Aller à Tchernobyl, c’est marcher, notamment à Pripyat sur les traces d’une humanité à la fois présente et disparue. Chacun peut faire l’expérience du sentiment de compassion en face d’une humanité mimétique, C’est-à-dire une humanité définie par le spectacle de ce qui la menace et la détruit. Touristes occidentaux avides de sensations, mais aussi ukrainiens, russes et biélorusses venus voir ce qu’on leur a caché à l’époque. « Liquidateurs » venant mesurer avec modestie la valeur d’un exploit réalisé comme en état de guerre, la guerre contre l’atome, la reconquête d’un territoire envahi par les radiations. Une guerre gagnée en emprisonnant l’atome, en le contraignant dans un sarcophage percé et dans des zones administratives. On peut trouver à Pripyat des photos abandonnées le jour du départ ou déposées depuis dans des reliquaires improvisés, pour témoigner de la présence passée ou de la disparition présente. On peut trouver des jouets, des objets de cuisine, des petits mots qui organisaient la vie quotidienne. On peut côtoyer tout ce qui peut lier le voyageur à l’intimité des habitants « déplacés » et que les pilleurs ont laissé sur place par manque de valeur marchande. On peut même voir des objets que des journalistes peu ou trop scrupuleux ont mis en scène pour mieux rendre compte du malheur passé. Faudrait-il donc parfois montrer plus pour donner à voir juste ?
La vision de la ville de Pripyat abandonnée par sa population de cinquante mille personnes trente-six heures après l’explosion du réacteur numéro quatre, la ruine urbaine qui se fabrique depuis vingt ans pourraient aider le voyageur introspectif à mesurer l’humanité de sa relation aux autres, ceux qu’il ne connaît pas mais dont il a décidé une fois pour toutes qu’ils lui ressemblaient. C’est la vertu qu’aurait ce voyage. Le spectacle proposé est investi d’une force supposée qui nécessiterait d’être présent physiquement là où leur malheur s’est convoqué sans prévenir. Apporter la certitude que chacun pourrait éprouver ce que les habitants ont vécu du fait même de résider pour un court moment là où ils ont vécu. Plus nous serions convaincus que les morts ou les absents nous ressemblent, plus notre trouble deviendrait grand et généreux. Frères humains…
Cette vision de l’extérieur que livre l’habitation provisoire de Tchernobyl par le biais du voyage peut aussi devenir expérience intérieure. Le voyage devient immobile, à distance. La compassion apparaît alors sous les traits d’un soliloque intime qui se veut orienté vers les autres, ceux de Tchernobyl, les morts comme les absents d’aujourd’hui. C’est comme si le spectacle proposé se contentait des ombres ou des échos. Un spectacle ressenti.
Prenons garde ! Faire l’expérience de cette empathie ne peut garantir d’aucune manière la sortie du solipsisme que contient en soi l’expérience du sentiment de compassion. Pleurer sur le sort des autres, c’est encore pleurer sur soi-même. Pleurer sur les autres, c’est anticiper sur notre propre sort, celui d’aujourd’hui ou celui qui est à venir. C’est anticiper sur notre disparition, le grand malheur qu’elle peut représenter pour nous-mêmes comme pour ceux dont nous pensons qu’ils tiennent à nous. Mais ce n’est que nous qui mesurons cela. Ceux qui nous font souffrir de leur souffrance restent indifférents à notre souffrance. Par là, nous nous rendons compte combien le rapport aux autres dépend de l’état de notre propre narcissisme, pas celui qui nous rend désirable aux yeux des autres, mais, au contraire, celui qui nous rend misérable à nos propres yeux et conforte ainsi l’image grandiose que nous avons de nous-mêmes à ce moment-là. L’expression du sentiment de compassion s’inscrit dans un retour sur soi à peine exprimable. Son épreuve indique aux autres combien nous nous aimons trop ou mal, trop et mal. Par l’expression de cet amour de soi excessif ou monstrueux, nous leur faisons savoir, sans que nous le sachions nous-mêmes, que nous leur interdisons l’amour altruiste qu’ils pourraient nous offrir.
Comment donc sortir du solipsisme compassionnel pour éprouver à travers l’autre le sentiment d’une universalité de l’humanité ? Est-il possible de le faire ? La question d’aller ou non à Tchernobyl renvoie à celle du statut de l’objet à partir duquel un sentiment compassionnel qui ne serait pas uniquement soliptique pourrait être éprouvé. Sur quoi ce sentiment peut-il donc reposer ? Quelle est la familiarité avec l’objet sur lequel il porte et qui devient nécessaire pour éprouver l’universalité de l’humanité sans que celle-là nourrisse le leurre d’un narcissisme qui nous cloue à nous-même ?
Cette succession de questions s’est déployée en renonçant au voyage spectaculaire à Tchernobyl aussi attractif a-t-il pu un moment se présenter à mes yeux. Quand Tchernobyl tours offre « a trip to a ghost town », l’épreuve de l’immobilité, du retour sur soi pour faciliter le retrait de soi devient nécessaire pour rendre à Tchernobyl son humanité. Cette épreuve peut aider, par cette bien modeste contribution, à lui faire perdre l’inhumanité dans laquelle l’explosion du réacteur n°4 l’a radicalement plongée le vendredi 26 avril 1986 à une heure du matin, et que le voyage spectaculaire peut faire perdurer. C’est aussi s’écarter d’une identité spectaculaire qui menace toujours l’épreuve du sentiment de compassion.
Quand il n’est pas un habitant d’avant 1986, un voisin de proximité ou plus lointain qui souhaite retrouver ou savoir, le voyageur furtif de Tchernobyl a peu de chances d’échapper au spectacle de Tcherhnobyl. Il a peu de chances d’être attiré par la contemplation de ce qui illustre le mieux pour lui le malheur produit. Il est sans doute difficile de lever, comme le fait Maxime[2], les traces du bonheur de ce lieu alors habité. Seuls ceux qui ont vécu à Pripyat avant l’explosion possèdent ce pouvoir.
Maxime témoigne de l’intimité de son voyage de retour. Il n’a de cesse de retrouver les lieux et les objets du bonheur d’être enfant : un magasin de jouets, une balle en caoutchouc rayée de rouge, le poster de sa chambre soutenant le visage bienveillant et attentif d’un cheval blanc. C’est à l’aune de l’expérience du bonheur retrouvé qu’il mesure son malheur. Une perte. La perte. L’enfance ressurgit dans les ruines, et la perte de l’enfance ruine le lieu. Le regard de ce cheval attentif, le museau posé sur la porte de l’écurie, l’invitation à la douceur, toujours là, et qu’il va devoir abandonner à nouveau. Le cheval, son cheval va retourner au silence. Maxime en a décidé ainsi. Le silence. Mais l’attente un peu folle du retour sera rompue. Rester ? Non, il faut partir. Maxime ne reviendra plus. Jusqu’où l’un et l’autre éprouveront-ils cette solitude insupportable dans le présent, cette solitude qui ne peut surgir que dans le silence, le recueillement ou la révolte, et qui ne peut se dissoudre que dans la séparation ? Maxime acceptera-t-il de laisser là son passé pour tenter de se construire autrement ?
Que peut donc éprouver l’autre voyageur, celui qui prend ces témoignages visuels à la figure et qu’il interprète comme les signes les plus spectaculaires du malheur alors qu’ils sont encore pour Maxime les traces de son bonheur ? Peut-être même que ce voyageur se mettra-t-il à les rechercher sur place pour témoigner de leur présence une fois rentré là où il habite pour de vrai cette fois ?
Ainsi, ce voyageur, sans le vouloir, risque de maintenir à tout prix l’inhumanité du lieu, Il risque d’effacer l’humanité de ce lieu alors même qu’il en guette les signes. Il risque de s’empêcher et d’empêcher les autres d’accéder à l’obligation de rendre à ce lieu son humanité, ce qui, bien sûr, ne veut pas dire restaurer les conditions matérielles d’un retour de ses habitants. Combien, de toutes les façons, ne pourrait plus revenir ! L’accès et le recours à cette humanité est indispensable à l’expression d’un sentiment de compassion non soliptique qui offre aux humains comme aux non-humains l’expérience dont parle Paul Ricœur[3] de s’éprouver soi-même comme un autre, ce qui revient à éprouver l’autre comme soi. Le spectaculaire, l’inventaire du plein du lieu ne peut qu’entraver ce sentiment.
Si l’on s’accorde sur ce point, il reste à concevoir un mémorial pour Tchernobyl qui rende possible l’épreuve d’une compassion non soliptique. Il nous semble que ce mémorial qu’il soit matériel ou spirituel ne pourrait être que vide. Ce serait la condition pour qu’il n’offre aucun obstacle à l’épreuve de l’altérité dans sa dimension universelle, aucun obstacle pour s’aimer plus que soi-même, condition d’accès au sentiment d’humanité.
2 septembre 2008
[1] Université européenne d’été « Sociétés du risque en Europe », Kiev, 25-30 août 2008.
[2] White Horse, Film de Maryann De Leo et Christophe Bisson, produit par Downtown TV Documentaries, New York City, 2007
[3] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, éditions Point/le Seuil, Paris, 1990
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