| J’aimais leur terre qu’ils avaient souillée plus encore qu’au moment où elle était un paradis, et seulement parce que le malheur y était apparu. F. Dostoïevski, Le rêve d’un homme ridicule |
Pourquoi aller à Tchernobyl ? Une semaine passée à Kiev, à moins de cent cinquante kilomètres du « point-zéro » de la célèbre centrale fut l’occasion d’un retour sur soi. Il se traduisit par une réflexion sur la compassion. Cette réflexion fut aussi l’expérience d’un voyage intérieur. Mais de quel voyage s’est-il agi ? De quelle compassion fut-il question ?
La compassion est un sentiment qui permet le déploiement de soi dans un rapport intentionnel à l’autre, l’autre étant ressenti comme un autre soi-même. Ce sentiment est avant tout altruiste. Il exige de prêter attention à l’autre. Mais cette orientation vers l’autre comporte un retour sur soi. Si la compassion vise l’autre comme sujet de souci, elle alimente le souci de soi. Si la compassion est moralement altruiste, elle est psychologiquement égoïste.
Mais l’égoïsme nécessaire à l’épreuve de la compassion enferme le risque de participer à l’oubli de l’autre. Quelle reconnaissance du degré d’humanité de l’autre permettrait donc de sortir du danger solipsiste inhérent à l’expérience de la compassion ? Éprouver une difficulté pour répondre à cette question traduit la difficulté à envisager le souci de soi dans le cadre d’une humanité qui n’exclut aucun être, qu’il soit humain ou non-humain.
À travers le surgissement spectaculaire des lieux, le voyage à Tchernobyl devient la source d’une expérience de la compassion. Pourtant, le voyage se veut confrontation à la souffrance engendrée par la folie technique. Mais proclamer a priori l’universalité de cette souffrance suffit-il à éprouver une compassion à la hauteur de la souffrance éprouvée par les victimes de cette folie ? La proclamation hâtive de l’universalité éloigne cette possibilité. Elle néglige la lenteur nécessaire au cheminement compassionnel qui exige que l’autre puisse d’abord être considéré comme un autre soi-même. La confrontation au réel proposé empêche cette lenteur. La sollicitation brutale des lieux, le surgissement de quelques objets familiers expulse l’autre. Frappés par le spectacle proposé, aveuglés par la mise en scène involontaire de l’horreur, ne pleurons-nous plus que sur nous-mêmes ?
C’est fou comme on photographie Tchernobyl à Tchernobyl. C’est fou comme on se photographie devant le sarcophage de la centrale, comme si l’incertitude de notre présence était levée par la silhouette médiatisée. Le « monument » de Tchernobyl témoigne de l’accomplissement du voyage. L’exploit d’une résidence fût-elle provisoire devient incontestable. Environ trois mille visiteurs annuels pris en charge par deux opérateurs visitent Tchernobyl. L’association Pripyat.com fondée et animée par des anciens habitants de la ville éponyme cherche à maintenir la mémoire du lieu et à favoriser la venue des anciens résidants. L’autre, une organisation privée, souligne, dans la rubrique What to see du guide touristique de Kiev, l’originalité du produit proposé. « It’s not every trip abroad you have the chance to visit the site of the world’worst nuclear accident, is-it ? ».
Aller à Tchernobyl, ce serait marcher, sur les traces d’une humanité présente et disparue. Chacun ferait l’expérience du sentiment de compassion en face d’une humanité mimétique, définie par le spectacle de ce qui la menace et la détruit. Touristes occidentaux avides de sensations, ukrainiens, russes et biélorusses venus voir ce qu’on leur a caché à l’époque. « Liquidateurs » venant mesurer avec modestie un exploit réalisé comme en état de guerre, la guerre contre l’atome. On croise à Pripyat des photos abandonnées le jour du départ ou déposées depuis dans des reliquaires improvisés. Elles sont là pour témoigner de la présence passée ou de la disparition présente. On peut trouver des jouets, des objets de cuisine, des petits mots qui organisaient la vie quotidienne. On peut côtoyer tout ce qui peut lier le voyageur à l’intimité des habitants « déplacés » et que les pilleurs ont laissé sur place par manque de valeur marchande. Le reste a disparu. On peut même voir des objets que des journalistes peu ou trop scrupuleux ont mis en scène pour mieux rendre compte du malheur passé. Faudrait-il donc parfois montrer plus pour donner à voir juste ?
La vision de la ville de Pripyat abandonnée par sa population de cinquante mille personnes trente-six heures après l’explosion du réacteur numéro quatre, cette ruine urbaine qui se fabrique depuis vingt ans pourrait aider le voyageur introspectif à mesurer l’humanité de sa relation aux autres, ceux qu’il ne connaît pas mais dont il a décidé une fois pour toutes qu’ils lui ressemblaient. Plus nous serions convaincus que les morts ou les absents nous ressemblent, plus notre trouble deviendrait grand et généreux. Frères humains…
Cette vision de l’extérieur que livre la résidence provisoire de Tchernobyl peut-elle devenir expérience intérieure ? Le voyage devient immobile, à distance. La compassion apparaît sous les traits d’un soliloque intime et silencieux qui se veut orienté vers les autres, ceux de Tchernobyl, les morts comme les absents d’aujourd’hui. C’est comme si le spectacle proposé se contentait des ombres ou des échos. Un spectacle ressenti.
Prenons garde ! Faire l’expérience de cette empathie ne garantit d’aucune manière de sortir du solipsisme que contient l’expérience du sentiment de compassion. Pleurer sur le sort des autres, ce n’est peut-être que pleurer sur soi-même. Pleurer sur les autres, c’est anticiper sur notre propre sort, celui d’aujourd’hui ou celui qui est à venir. C’est anticiper sur notre disparition, le grand malheur qu’elle peut représenter pour nous-mêmes comme pour ceux dont nous pensons qu’ils tiennent à nous. Mais ce n’est que nous qui mesurons cela. Ceux qui nous font souffrir de leur souffrance restent indifférents à celle-là. L’expression du sentiment de compassion s’inscrit dans un retour sur soi à peine exprimable. Son épreuve indique aux autres combien nous nous aimons trop ou mal, trop et mal. Par l’expression de cet amour de soi excessif ou monstrueux, nous leur faisons savoir, sans que nous le sachions nous-mêmes, que nous leur interdisons l’amour altruiste qu’ils pourraient ou auraient pu nous offrir.
Comment donc sortir du solipsisme compassionnel pour éprouver à travers l’autre le sentiment d’une réelle universalité de l’humanité ? Est-ce possible de le faire ? Aller ou ne pas aller à Tchernobyl renvoie au statut de l’objet à partir duquel un sentiment compassionnel qui ne serait pas uniquement solipsiste pourrait être éprouvé. Quelle est la familiarité avec l’objet sur lequel il porte et qui devient nécessaire pour éprouver l’universalité de l’humanité sans que celle-là nourrisse le leurre d’un narcissisme qui nous cloue à nous-même ?
Quand Tchernobyl tours offre « a trip to a ghost town », l’épreuve de l’immobilité, du retour sur soi pour faciliter le retrait de soi devient nécessaire. C’est la condition pour rendre à Tchernobyl son humanité. Cette épreuve peut aider à gommer de ce lieu l’inhumanité dans laquelle l’explosion du réacteur n°4 l’a plongée le vendredi 26 avril 1986 à une heure du matin. Elle aide aussi à écarter l’illusion d’une identité construite sur le spectacle, fut-il mortifère, spectacle qui menace toujours l’épreuve du sentiment de compassion.
Maxime[1] est revenu à Tchernobyl. Il a relevé les traces du bonheur de ce lieu alors habité. Seuls ceux qui ont vécu à Pripyat avant l’explosion possèdent ce pouvoir. Maxime témoigne de l’intimité de son voyage. Il n’a de cesse de retrouver les lieux et les objets du bonheur d’être enfant : un magasin de jouets, une balle en caoutchouc rayée de rouge, le poster accroché dans sa chambre soutenant le visage bienveillant et attentif d’un cheval blanc. À l’aune de l’expérience du bonheur retrouvé, il mesure son malheur. Une perte ? Non, LA perte. L’enfance ressurgit dans les ruines, et la disparition de l’enfance ruine le lieu. Le regard de ce cheval attentif, le museau posé sur la porte de l’écurie, l’invitation à la douceur, toujours là, et qu’il va devoir abandonner à nouveau. Le cheval, son cheval va retourner au silence. Maxime en a décidé ainsi. C’est leur silence. L’attente du retour sera rompue. Maxime ne reviendra plus à Tchernobyl. Jusqu’où l’un et l’autre éprouveront-ils cette solitude insupportable dans le présent, cette solitude qui ne peut surgir que dans le silence, le recueillement ou la révolte, et qui ne peut se dissoudre que dans la séparation ? Maxime acceptera-t-il de laisser là son passé pour tenter de se construire autrement ?
Que peut donc éprouver l’autre voyageur, celui qui prend les signes à la figure et qu’il interprète comme les traces du malheur alors qu’ils sont encore pour Maxime les traces de son bonheur disparu ? Ce voyageur, sans le vouloir, risque de maintenir à tout prix l’inhumanité du lieu, Il risque de perdre toute humanité alors même qu’il en guette les manifestations. Il risque de s’empêcher et d’empêcher les autres d’accéder à l’obligation de rendre à ce lieu son humanité. L’accès et le recours à celle-là est indispensable à l’expression d’un sentiment de compassion non solipsiste capable d’offrir aux humains comme aux non-humains l’expérience dont parle Paul Ricœur[2] de s’éprouver soi-même comme un autre. Le faire revient à éprouver l’autre comme soi. Le spectaculaire, l’inventaire du plein du lieu ne peut qu’entraver ce sentiment.
Il reste à concevoir un mémorial pour Tchernobyl qui rende possible l’épreuve d’une compassion qui ne s’arrête pas à soi-même. Ce mémorial qu’il soit matériel ou spirituel ne pourrait être que vide. Ce serait la condition pour qu’il n’offre aucun obstacle à l’épreuve d’une altérité universelle, aucun obstacle pour s’aimer plus que soi-même et pour s’aimer au-delà de soi-même, condition d’accès au sentiment d’humanité qui fonde l’autre comme soi-même.
Le cheval veille dans la chambre de Maxime. Depuis, Maxime est mort du mal de Tchernobyl.
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